Atelier d’écriture journalistique Médiathèque de Blain

Dans nos assiettes, 50 nuances de « sans »

A l’occasion des ateliers d’écriture journalistique à la médiathèque de Blain que j’animais une fois par semaine, Marine Nain a choisi d’écrire une chronique sur la gastronomie. A lire sans modération.

Marine Nain, chroniqueuse d’un jour

Sans lait, sans œufs, sans viande, sans gluten, sans sucre… et j’en passe. Au pays de la gastronomie, l’ère des « sans » semble s’imposer depuis une poignée d’années. Sans repère, je me suis demandée si le greenwashing (l’art de rendre écologique ce qui ne l’est pas) ne s’approprierait pas notre cuisine. Près de 10 ans après l’inscription du repas gastronomique des Français au patrimoine mondial de l’Unesco (Organisation des Nations Unies pour la science, l’éducation et la culture), je m’interroge sur ce qu’il en restera d’ici quelques décennies. 

Des plantes en pagaille, un décor épuré, des tables de bois brut, me voilà arrivée dans une cantine végétale. Je vous rassure les murs ne se mangent pas encore. En ville, les adresses de ce genre font des émules. Sans réservation, comptez plus d’une heure d’attente pour espérer une place, sur une table basse, entre un pot de fleur et la baie vitrée. Un marketing bien ficelé car ça marche : les citadins en quête de sens s’y pressent. 

Sans vouloir remettre en cause les effets sur la santé parfois justifiés, la cuisine « sans » n’est pas toujours là où on l’attend. Je vous propose une petite virée culinaire avec nuances à volonté.

Sans feu sans flamme

Ce jour là, j’ai bien failli être en retard à mon cours de crusine ou rawfood pour les intimes. Comment ça vous ne connaissez pas encore la crusine ? Ce concept venu de Californie consiste à se nourrir exclusivement de végétaux n’ayant pas subi de cuisson – ou presque – et nous promet la santé. Ateliers, formations, stages, traiteurs se développent avec toujours plus de créativité. Cette cuisine, si on peut la considérer comme telle, enflammerait chaque année de plus en plus de bouches. On en fait tout un frawmage. Oui, vous avez bien lu, ceci est un fromage végétal. La recette ? Essentiellement à base de noix de cajou, en provenance d’Asie. Nos vaches n’iront donc plus au pré car l’anacardier (l’arbre à noix de cajou) va les sauver.

A croire qu’avant l’invention du feu, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs – finalement avant-gardistes – se préoccupaient déjà de l’impact carbone de notre alimentation.

Sans carbone 

Tout le monde ne cesse d’entendre parler de locavorisme, la tendance de fond à consommer des produits issus de circuits courts comme les AMAPS (Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) pour ne citer qu’un exemple. Tout un chacun mangerait donc local. A la maison comme au restaurant, ça va de soi.

Entre local et global, mon cœur balance. Sur ma liste de courses ou à la carte de l’une de ces fameuses cantines végétales, il y a des produits locaux pour la conscience bien sûr, comme les légumes du maraîcher d’à côté, mais surtout des fruits secs, graines, épices, oléagineux et autres supercheries du bout du monde. Quinoa, cacao, cacahuètes, café, canneberge, coco, cajou… Sans parler de la mode du « sans déchet », j’ai beau mettre les petits bocaux dans les grands, bonjour l’empreinte carbone ! On voudrait vraiment nous faire gober n’importe quoi.

Dans la cuisine des « sans », l’exception Marco Polo est admise mais quand l’exception devient la règle, ça donne quoi ? A y regarder de plus près, l’ère des « sans » n’a pas de frontière.

Sans frontière

Burgers, hot-dogs, smoothies, cookies, donuts, granolas, sodas… Détrompez-vous, ceci n’est pas la carte du géant américain, dont je ne citerai pas le nom, mais bien celle de la petite enseigne frenchie en bas de votre rue. C’est ce qu’on appelle l’art de recycler la malbouffe.

Méditation, pleine conscience et vague de bien-être oblige, dans nos assiettes l’Asie occupe le palmarès des « sans ». Buddha bowls, woks, sushis, currys, dhals, chai, matcha, curcuma et autres déclinaisons lattes ont conquit nos palais. Sommes-nous plus zen pour autant ?

Et l’Europe dans tout ça ? Aux identités multiples, les cuisines européennes sont plus ou moins représentées dans la vague des « sans ». Avec ou sans, la cuisine d’Europe de l’Est, par exemple, semble grande absente au débat. 

Sans vouloir tomber dans les clichés, pizzas, pâtes, lasagnes, bruschettas (ou tartines), risottos, pestos, salades et compagnie s’accordent parfaitement au végétal et au local. Il va sans dire qu’en cuisine les Italiens font fort.

Haro sur le Brexit, fish and chips, légumes vapeurs, pickles, toasts, sandwichs, pies (tourtes), muffins, crumbles, scones, carrot et autres cakes n’en débordent pas moins de nos vitrines.

Où sont donc passés le bon vieux hachis Parmentier, la quiche lorraine, le croque monsieur, les moules marinières, les petits farcis, le pot au feu, la bouillabaisse, le clafouti ou encore la tarte au citron ? Les grands classiques in fine ? Toutes ces vieilleries franchouillardes seraient-elles si mauvaises pour notre santé et celle de la planète ? Nos grands-parents nous l’auraient-ils vraiment fait à l’envers ? Un peu de bon sens voyons… 

Il est vrai qu’aujourd’hui tout s’accélère et que la femme moderne est plus souvent derrière un écran qu’aux commandes du fourneau (merci aux robots). Aussi, fini les heures passées autour d’une table.

Sans table fixe

Au-delà du contenu, ce sont les pratiques qui sont remises en question. A ce jeu, l’américanisation gagne. 

Pour se donner meilleur conscience, le fast-food s’est recyclé en fast-good. Ici c’est le fond mais pas la forme qui change. Toujours un burger mais végan s’il vous plait. L’art du snacking à la sauce greenwashing.

La street food a envahi nos rues. Pour se faire, les food trucks sont présents tant aux pieds des entreprises du CAC 40, qu’aux festivals les plus alternatifs. J’espère au moins que ces milliers de camions roulent aux biocarburants.

Le sacro-saint déjeuner dominical est en perte de vitesse. A l’inverse, le brunch du dimanche affiche complet. Quel établissement ne le propose-t-il pas à sa carte, au risque de se ringardiser ?

Quand bien même, ces dernières années, la table d’hôtes s’est développée à travers le juteux marché des maisons d’hôtes, à y observer de plus près, elle est loin d’être la norme. Pour en avoir fait l’expérience, il est rare d’arriver dans un restaurant et de se voir proposer une table où les personnes venues seules échangeraient entre-elles.

Sans contact

Selon l’Unesco, en tant que pratique sociale quasi ritualisée, le fameux repas gastronomique des Français entretient le sens de la convivialité et le lien social. Dans son livre « Les alimentations particulières – mangerons nous encore ensemble demain ? », paru en 2013, le sociologue français Claude Fischler soulève la question de la solitude qui peut assaillir le mangeur moderne.

Ma sœur est crudivore, mon père frugivore, ma mère végétalienne, mon voisin végétarien, ma cousine flexitarienne, mon chat locavore et moi-même omnivore. Comment donc nous réunir autour d’un festin ? Serions-nous devenus des barbares de l’alimentation ?

En deux mots, si vous n’êtes toujours pas convaincu par la cuisine des « sans », à la caisse ou au comptoir, vous pourrez toujours opter pour le « sans contact ». L’addition sera peut-être moins salée ?

Chronique écrite par Marine Nain